En revue : Quand les salariés des maisons de mode deviennent people

La collection Lemaire automne-hiver 2021 présentée par des employés de la maison. ESTELLE HANANIA/LEMAIRE

“De Lemaire à Courrèges en passant par Burberry et Balenciaga, les marques sont de plus en plus nombreuses à exposer leurs salariés. Faire poser et donner de la visibilité à ses collaborateurs, qui œuvrent habituellement dans l’ombre, serait-ce la nouvelle lubie de la mode ?”
Pour le Le MondeSophie Abriat décortique ces nouvelles manières de faire, de montrer et d’incarner. Nous lui avons partagé notre regard.

Un assistant sous les feux de la rampe chez Lemaire, des vendeurs en boutique dans le « lookbook » de Burberry, des membres du studio sur le podium de Balenciaga… une manière de montrer que la mode est aussi faite par de « vraies gens ».

En mars, la maison Lemaire publie sur son compte Instagram des photos d’une dizaine de personnes, vêtues de pièces en denim du label, des pantalons tout-terrain et des surchemises comme patinés par le temps, avec pour seule légende le prénom des intéressés et un hashtag, #lemairepeople. Les visages sont shootés en gros plan par le photographe norvégien Ola Rindal, et, parmi eux, on reconnaît les mannequins Mino Sassy et Carliane Paixao qui défilent souvent pour Lemaire, mais impossible de mettre un nom sur les autres portraits.

La marque aurait-elle eu recours à un casting sauvage ? Non, les supposés anonymes ne sont autres que des employés de la griffe. C’est ainsi que Yannick Angelloz-Nicoud, directeur de la communication, Ibtissame Bellehouane, communication manageuse, Margueritte Kruger, e-commerce manageuse ou encore Brahim Djibrine, assistant en alternance, se retrouvent sous les feux de la rampe. « La série a été conçue très intuitivement. Yannick, Ibtissame, Brahim, Margueritte… nous les côtoyons tous les jours et nous redécouvrons des pièces en les voyant portées par eux, chacun à sa manière, parce qu’ils ont des styles et des corps uniques, avance Sarah-Linh Tran, codirectrice artistique aux côtés de Christophe Lemaire. Le photographe Ola Rindal a peu dirigé les modèles, et il émane d’eux une vulnérabilité que je trouve très généreuse, courageuse en un sens. Cette série naît aussi d’une envie simple, celle de s’extraire du bureau pendant quelques heures et de jouer ensemble, de créer des souvenirs. »

Lemaire n’est pas la seule maison à mettre à contribution ses collaborateurs dans la construction de son image. De Burberry à Courrèges en passant par Balenciaga, les marques sont ainsi de plus en plus nombreuses à exposer leurs salariés. Pour le lookbook de la précollection été 2021, Riccardo Tisci, directeur artistique de Burberry, a fait poser des membres de son équipe ainsi que des vendeurs des boutiques de la maison – évidemment vêtus en Burberry des pieds à la tête.

Pendant la semaine parisienne de la mode de septembre, à l’occasion de la présentation de la collection « Red Carpet » (« tapis rouge », printemps-été 2022), des membres du studio de Balenciaga ont, eux, foulé le podium au milieu de mannequins professionnels. Et, à la fin de l’année, des employés de la maison ont pris la parole dans le cadre de courtes vidéos, revenant sur les grandes innovations réalisées par la maison en 2021.

« Pas de simples portemanteaux »

Faire poser et donner de la visibilité à ses collaborateurs, qui œuvrent habituellement dans l’ombre, serait-ce la nouvelle lubie de la mode ? « On ne croit plus à l’omnipotence du directeur artistique. Une nouvelle narration qui mise sur l’horizontalité et la collaboration met un coup de griffe à la figure toute puissante du créateur, une forme d’incarnation patriarcale du pouvoir, décrypte Emilie Hammen, historienne de la mode et enseignante à l’Institut français de la mode. Avant, on disait que c’était le créateur-star qui dessinait tout, jusqu’à la forme de la poignée de porte de la boutique de Séoul ; aujourd’hui, on dirait qu’il est capable de dialoguer avec le designer de la poignée. On insiste sur les talents managériaux des créateurs de mode, capables d’orchestrer les performances de leur équipe, ça n’enlève rien au fait que c’est leur vision qui prime. »

Mettre en lumière ses salariés, c’est aussi une façon de les récompenser pour le travail accompli. « Je travaille habituellement derrière les rideaux, je suis une personne très discrète, je n’ai pas l’habitude de me faire photographier, mais je suis fier d’avoir joué le jeu. Ces habits, je les porte aussi dans la vie, ce n’est pas un déguisement », souligne Yannick Angelloz-Nicoud, directeur de la communication de Lemaire, qui a donc été photographié pour la marque.

Telly Jalily, de la direction artistique chez Balenciaga, défilait en octobre 2021 pour la collection printemps-été 2022. BALENCIAGA

Une manière de montrer que les vêtements sont « faits par de “vraies” personnes pour de “vraies” personnes. On s’éloigne d’une vision très diva de la mode. Mais, pour les salariés sollicités, ce doit être une proposition plus qu’une injonction, notamment pour ne pas perdre le caractère authentique de l’image », relève Sarah Laurier, consultante tendance et stratégie digitale à l’agence Rébellion. Une façon de dire que la mode n’est pas qu’un parc d’attraction, que c’est aussi un travail sérieux qui fait appel à de nombreuses expertises.

Pour sa précollection automne-hiver 2022, Nicolas di Felice, directeur artistique de Courrèges, a fait poser des amis et collaborateurs comme Erwan Sene, qui compose la musique de la marque, la styliste Allegria Torassa, chargée de la liste d’invités du premier « Courrèges Club » ou encore Felix Ward du studio Matière Noire qui a travaillé sur les lumières du dernier défilé.

BFRND, le mari de Demna, directeur artistique de Balenciaga, qui crée les bandes-son des shows, défile et fait aussi partie des campagnes de la maison. « Les collaborateurs et les proches des directeurs artistiques deviennent des ambassadeurs des marques qui font rayonner leur lifestyle. Ils forment alors une communauté d’esprit plutôt qu’une entité commerciale », souligne Morgane Pouillot, planneuse stratégique chez Leherpeur Paris. Le créateur Peter Do, quant à lui, demande que toute son équipe soit photographiée lorsqu’il est interviewé. Lui préfère s’éclipser ou se cacher sous un masque et une casquette. Et rester alors totalement incognito.